On a dénombré, pour l’année 2012, plus d’un milliard de touristes, c’est-à-dire des flux seize fois plus importants que les flux migratoires Sud-Nord et cinq fois plus importants que le nombre total de migrants dans le monde en 2011. Le nombre de touristes a tout simplement été multiplié par 37 de 1950 à 2010. Bien sûr, les flux touristiques restent pendulaires et n’impliquent pas une installation de longue durée dans le pays d’accueil, comme c’est le cas pour les migrations économiques, mais si les touristes ne s’installent pas dans les pays qu’ils visitent, ils peuvent néanmoins en modifier très profondément les us et coutumes, voire toute la structure socio-économique. Tout dépend en réalité, non pas tellement du taux de fréquentation mais du décalage qui s’instaure entre les touristes et les habitants des pays visités. Comme le note le géographe Mimoun Hillali : « L’influence négative du tourisme est assez importante lorsque le complexe de supériorité véhiculé par le visiteur trouve, malheureusement, un écho fécond dans l’imaginaire local hanté par un soupçon de sentiment d’infériorité. »1 Et avec un milliard de visiteurs en 2011, l’activité touristique se transforme en véritable occupation de territoire…
Les facteurs explicatifs sont connus : le perfectionnement constant des moyens de transport et l’augmentation du pouvoir d’achat au cours des Trente glorieuses pour les pays de l’OCDE ont bien sûr favorisé l’essor phénoménal de l’activité touristique mais il faut ajouter que la dérégulation du trafic aérien et la libéralisation des tarifs, réalisée complètement aux Etats-Unis à partir de 1978, a entraîné une concurrence sauvage et un abaissement des prix favorables aux destinations plus lointaines. À cela s’est ajoutée la multiplication plus récente des compagnies low-cost, capables désormais de proposer des tarifs attractifs sur les circuits internationaux et les longues distances. Même pour une activité aussi dépendante de la conjoncture politique et économique que le tourisme, les attentats du 11 septembre et la crise de 2007 n’ont engendré qu’un ralentissement très relatif. L’activité touristique a pris une telle ampleur qu’elle influe bien plus directement elle-même sur la géopolitique et l’économie mondiale.
Le géographe Jean-Michel Hoerner distingue six ordres de distance, du quartier où l’on réside jusqu’aux destinations distantes de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, et rappelle qu’il y a cinquante ans, les trois quart de la population ne franchissaient pas le quatrième ordre, c’est-à-dire quelques dizaines de kilomètres. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population a accès au sixième ordre de distance (les destinations les plus lointaines) et le taux de départ en France avoisine les 80%. Avant, le voyage, c’était l’aventure. Maintenant, on appelle ça du tourisme. La croissance démesurée des moyens techniques a permis de franchir d’un trait de quelques décades tous ces ordres de distances et permettent de projeter un cadre à plus de dix-mille kilomètres de son pavillon de banlieue.
Le problème est que ces flux énormes de touristes envahissent quelquefois des territoires en crise profonde. Même si, à plus d’un titre, le tourisme occidental représente une manne financière, les populations locales sont aussi confrontées au différentiel économique énorme qui sépare le niveau de vie de la classe moyenne d’un pays développé et le leur. Or, le monde est envahi par les classes moyennes qui concentre 60% de la capitalisation boursière et pas moins de 26% de l’épargne mondiale. En ces temps de crise financière, on insiste volontiers sur le gouffre qui séparent les très riches du reste de la population mais pour les ressortissants des pays en développement qui accueillent des masses de plus en plus importantes de touristes, il est finalement bien pire de se trouver confronté au touriste occidental moyen qu’à quelques richissime dilettante dont l’insolente opulence éblouit ou choque tout autant au nord qu’au sud. « Rien n’est plus injuste, écrit Jean-Michel Hoerner, que de se confronter avec la même classe sociale que la sienne et de comprendre que ce sont souvent des apparences qui créent le maître et le serviteur »2 L’attitude adoptée par ces visiteurs ne contribue bien souvent pas à améliorer les relations avec les populations locales :
Les touristes sont, en quelque sorte, des colons d’un nouveau style, dans la mesure où, non seulement l’industrie touristique internationale investit massivement dans les pays du Sud, aux côtés d’ailleurs des professionnels nationaux, mais où le Nord exporte également ses clientèles. Dans ses conditions, le Sud, comme on l’a dit, devient une sorte d’éden pour les touristes du Nord qui considèrent que leurs dépenses exigent le meilleur service possible, voire que les populations visitées sont à leur dévotion, et qu’elles leur seraient même redevables car ils sont des consommateurs qui ont payé.[1]
Le développement récent du « tourisme durable » ou « équitable » et les modes nouveaux de fonctionnement touristique a beau apporter aux yeux de ceux qui les pratiquent une plus-value morale certaine à leur voyage, il n’en reste que des régions entières se voient réduites à de vastes terrains de jeux, de découvertes, de loisirs et de plaisirs qu’ils soient présentés ou pas comme équitables. Le tourisme, durable ou pas, dans un contexte géopolitique marqué par un rejet de ce qui est interprété comme la domination culturelle et économique du nord, a remplacé la guerre au pays de la tyrannie douce. « Le voisin hostile apparaît comme touriste, et le touriste devient une figure du mal. A partir de là, il faut repenser tous les concepts européens du passage entre l’état naturel et l’état civilisé, (c’est-à-dire) le remplacement de la guerre. »3
C’est à propos des Américains, traumatisés par les événements du 11 septembre que Peter Sloterdijk écrivait ces quelques lignes, mais elles peuvent s’appliquer à ces destinations de plus en plus en vogue que sont devenus, pour le tourisme de masse, depuis une quinzaine d’années, les pays émergents et en développement. A côté des conflits internes et des troubles civils qui ont en partie remplacé les affrontements classiques et à plus grande échelle, le tourisme représente un nouvel exemple de guerre contre laquelle la riposte s’est développée sous la forme des attentats, comme celui de Louxor en 1997, celui de Bali en 2002 ou les plus récents attentats de Marrakech en 2011. Les millions de touristes qui vont visiter chaque année l’Asie, partent attraper des coups de soleil au Moyen-Orient ou vont faire des safaris en Afrique se sont d’ailleurs acclimatés à cette menace constante à laquelle leur intrusion expose leur personne et ils n’ont pas conscience d’être les agents d’une confrontation, non plus seulement touristique mais géopolitique, des cultures. Plus que jamais, le tourisme reste, comme l’écrivait Jean Mistler, « l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux dans des endroits qui seraient mieux sans eux. » La multiplication des conflits et les diverses menaces qui pèsent sur eux ne semblent cependant pas décourager les amateurs d’exotisme lointain, voire de tourisme extrême, bien au contraire. Les tour-opérateurs proposent désormais de visiter les favelas de Rio ou de Sao Paulo et le gouvernement a autorisé de guerre lasse il y a quelques années les visites à Pripiat, le village abandonné témoin de la catastrophe de Tchernobyl ou les niveaux de radioactivité peuvent encore être soixante-dix fois plus élevés que le seuil de sécurité. Comme le remarquait l’écrivain et humoriste Sam Ewing, « Les touristes veulent toujours aller là où il n’y en a pas. » La nature humaine profite toujours autant à l’industrie touristique.
« Ces nuisances découlent de l’ego humain, du droit au droit comme le rappelle Martin. « J’ai droit à des compensations […] ? Je suis en droit de ne pas avoir de comptes à rendre à quiconque, j’ai le droit d’être en vacances, pis, d’être irresponsable. Je sais qu’il y a des enfants exploités de par le monde, voire dans le pays où je séjourne, mais ce séjour n’est pas le moment de s’en occuper ; je sais que le paysan d’à côté manque d’eau mais cela ne doit pas m’interdire de disposer d’une piscine dans mon hôtel de luxe […]. Tout se passe comme s’il y avait une division des tâches avec un temps pour le travail, un temps pour soi, un temps pour la citoyenneté […]. Quand je voyage, je suis touriste ou voyageur, mais pas citoyen » (entretien avec Boris Martin, in Allemand, 2005, p. 187-188). Le statut de touriste modifie donc, a priori, le comportement du consommateur ou plus simplement du citoyen. Devenu touriste, celui-ci privilégie l’instant de plaisir qu’il vit et pour lequel il considère qu’il a travaillé dur. Tel est le constat. »
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