Je continue mes promenades photographiques avec un photographe dont l'univers me parle tout particulièrement : Damien Vanders. www.damienvanders.com
Rencontré un peu par hasard, alors que mon cher et tendre cherchait un scanner de négatifs, j'ai rapidement pensé que ce monsieur était fort intéressant... Puis j'ai découvert un peu mieux son univers photographique et là... waouh...
Je trouve les photos de Damien très cinématographiques : ses personnages sont pleins, sombres, mystérieux... bref, un terreau très fertile pour mon imagination !
Mais assez de blabla... voici Marta :


Ça avait été le mot de trop. Sans doute qu'elle, elle s'en souvient encore aujourd'hui, qu'elle a encore exactement en tête ce que Nelson a dit ce jour-là. Moi je ne sais plus. On était en train de glander sur les bancs en buvant des bières. Elle revenait de l'épicerie avec deux sacs de courses, elle est passée devant nous et comme d'habitude chacun y est allé de sa petite remarque, de son sifflement de crétin, de son ricanement. "Salut Marta, tu fais quoi ce soir?", "Tu veux pas t'arrêter boire un coup avec nous?", "Tu veux que je te monte... les courses?" Comme d'habitude aussi, elle n'a pas bronché et nous a dépassés. C'est là que Nelson a ajouté je ne sais plus quoi. Quelque chose comme "Arrête un peu de faire ta princesse, avec un si joli p'tit cul je suis sûr qu'on aurait des choses à faire ensemble". Elle s'est arrêtée net. Elle a lâché les deux sacs qui sont tombés à ses pieds. Et elle s'est retournée vers nous. Ce qui s'est passé avant et après est flou dans ma mémoire, mais ce moment-là, ce geste-là... ça reste ancré. Elle a repoussé une mèche de cheveux en nous jetant un regard que je n'ai jamais oublié et elle est revenue jusqu'à nous. Je me souviens du silence qui nous est tombé dessus d'un coup, tandis qu'on la regardait venir. C'est ce jour-là, devant ce regard, que j'ai compris ce que veut dire "sueur froide". Ça m'a enveloppé en une seconde. Nelson a tenté un "Alors, tu t'es décidée?...", mais sa voix déjà était mal assurée, et autour de lui plus personne ne rigolait. Marta s'est plantée face à lui, a pris une bouteille de bière sur le banc... et elle l'a brisée sur sa tête. Pas celle de Nelson. Sa tête à elle.
C'était fou ce moment. Plus personne n'esquissait le moindre geste, le temps semblait suspendu et on aurait même pu croire qu'il s'était arrêté si du sang n'avait pas commencé à dégouliner le long de sa joue. Elle était toute petite, Marta, et si Nelson avait déplié son long corps du banc sur lequel il était assis il l'aurait dominée, mais il n'a pas bougé, si bien qu'elle était là, au-dessus de lui, avec le sang qui gouttait au bout de son menton et ce regard qui le transperçait. "À partir d'aujourd'hui tu vas arrêter de m'emmerder. Et tu vas aussi arrêter d'emmerder toutes les filles de la cité à chaque fois qu'elles passent devant tes yeux de porc. Souviens-toi bien de ça : on est puni par là où on pèche." Elle n'a pas eu besoin de dire que c'était valable pour nous tous. Nelson est resté muet comme une carpe, pour une fois. Elle a tourné les talons, a récupéré ses sacs et est repartie en semant des petites gouttes pourpre sur son chemin. Après ce jour on ne l'a plus jamais emmerdée, Marta. Sans qu'on en ait reparlé entre nous, on savait bien que ce petit bout de femme faisait flipper tout le monde. Et si vous n'arrivez pas à comprendre pourquoi, c'est que vous n'avez pas vu ses yeux ce jour-là.
Ça aurait bien pu s'arrêter là. Mais pour des petits cons comme nous, il en fallait plus, bien sûr. Quelques semaines plus tard Nelson est allé un peu loin avec Justine, une gamine de quinze ans pas très maligne qu'il s'est tapée un soir. Il racontait ça à qui voulait bien l'entendre, dans toute la cité, avec les détails qu'il faut, et la gamine a fini par faire une tentative de suicide. Pendant qu'elle était à l'hôpital Nelson s'est fait agresser. On l'a retrouvé un matin dans le square des gosses, en état de choc et avec un paquet de sang en moins. On lui avait coupé la langue.
L'enquête a conclu a un règlement de comptes en lien avec les activités de Nelson, mais je peux vous dire qu'après ça tous les mecs se sont tenus à carreaux, ici. Et puis les années ont passé. On a grandi, on s'est mariés, on a fait des mômes et parfois divorcé. Certains ont quitté la cité comme Nelson, d'autres sont restés vivre ici, comme moi, ou Marta. Ça a beau avoir plus de vingt ans, cette histoire, je crois que la façon dont on a éduqué nos gamins, et en particulier nos fils, n'est pas étrangère à tout ça. Et puis il y a un mois, cette affaire, avec une gamine de la tour nord. Deux petits connards de dix-sept piges, avec un des deux qui a pris des photos d'elle à poil pendant qu'elle était avec l'autre. Ils ont balancé ça sur internet, ça a fait le tour du quartier et ses parents l'ont foutue à la porte en la traitant de tous les noms. Depuis on ne sait pas trop où elle vit. Dans un foyer, au moins, on espère. La semaine dernière on a retrouvé les deux gamins amochés dans le square. Les yeux crevés, tous les deux. L'enquête est en cours et ça parle beaucoup dans la cité, mais avec les quelques uns qui sont toujours là, on évite le sujet tacitement. On parle de tout sauf de ça, et je sens bien comme on louvoie, tous, pour ne pas s'en approcher. Pourtant je crois qu'on y pense, tous... on y pense.