Jharia (Inde) - Le site minier de Jharia est l'une des plus importantes mines de charbon à ciel ouvert de la région du Dhanbad. C'était ma destination initiale pour réaliser mon reportage. J’ai pu passer sans trop de difficultés les différents contrôles, en échange de quelques cigarettes offertes aux policiers, militaires et vigiles qui filtrent les différents accès à la mine. J’ai dû aussi accepter plusieurs selfies. Un étranger ici, on n’en voit jamais. Pour les Indiens, ça mérite une photo. En me laissant l’accès libre, on me précise cependant que si je peux photographier les engins mécaniques en action, en revanche, il est strictement interdit de braquer mon objectif sur les travailleurs clandestins qui tentent illégalement de récupérer quelques blocs de charbon pour les revendre en ville. Leur seul moyen de subsistance.
Si les illégaux sont plus ou moins tolérés à Jharia, c’est que les services de sécurité n’ont pas envie de passer leur temps à leur courir derrière. De là à autoriser un journaliste à leur faire de la « publicité », pas question ! Je me dis intérieurement "cause toujours, quand je serai sur le site, j’aurai bien l’occasion de photographier ces glaneurs de charbon".
Au début j’avance au milieu de gigantesques camions miniers qui circulent en tous sens et à vive allure. Ils arrivent du cœur du site d’excavation et déversent leur chargement de charbon un peu n’importe où. En tout cas, c'est ce que je crois. Mais quelques instants plus tard, des pelleteuses se mettent en action pour charger le minerai à peine déversé au sol, en remplissant les bennes de camions de moindre taille. Ce sont ces véhicules qui achemineront le minerai noir vers une plateforme ferroviaire. De là, le précieux et polluant minerai sera expédié dans tout le pays et à l’exportation.

Je poursuis tant bien que mal ma progression en zigzagant entre les monstrueux camions miniers qui me semblent aussi hauts qu’un immeuble de trois étages. Quinze minutes plus tard j’aperçois sur un monticule mes premiers mineurs clandestins. Ce sont des enfants et des adolescents. Ils descendent du monticule minéral en courant, s’emparent d’un bloc de charbon au sol, le posent avec précipitation sur leur tête et remontent aussi vite qu'ils sont venus. Je fais une première photo. Je suis un peu loin et cette image, grâce à un ciel nuageux et dramatique, est plus proche du paysage que de la photo humaniste que j'affectionne.

Plus haut, d’autres illégaux semblent avoir des pioches et tentent d’arracher du minerai. Je me dirige vers eux. Sans me précipiter pour ne pas attirer l’attention. Ils sont tentés de s’enfuir, mais mon interprète dont j’ai loué les services et qui voyage avec moi depuis Varanasi, les en dissuade. Il affirme qu’ils n’ont rien à craindre de moi. Je m’apprête à prendre des photos de ces enfants qui prennent la pose, quand une voix autoritaire m’arrête dans mon élan. Je me retourne et vois un homme en civile descendre de sa moto. Mon interprète traduit « il ne veux pas que tu les prennes en photo ». J'avais compris au ton de sa voix et à son attitude martiale.

Avec l'arrivée inopinée de cet homme, les enfants se sont enfuis comme une volée de moineaux. Je ne les reverrai pas. L’homme s’approche d'un pas décidé tout en s'adressant à moi dans un mélange d’hindi et d’anglais. Je comprends le sens de son propos, mais Pappu mon interprète apporte des précisions : "il est contremaître. Il sait que tu as l’autorisation photographier l’exploitation officielle avec les engins mécaniques, mais il ne veut pas qu’on expose la misère des illégaux. Cette misère nuit à l’image des compagnies minières". Tu m'étonnes !
Avant que je ne reprenne le chemin en sens inverse, contre toute attente le contremaître qui s’était montré intraitable, me demande -ou plutôt m’impose- un selfie où nous apparaitrons en nous serrant la main. Incompréhensible. Il repart satisfait. Moi pas.

Des maladies respiratoires chroniques,
toujours mortelles

Cette interdiction formelle de photographier ces travailleurs clandestins qui résident aux abords des mines ne date que de quelques années seulement ; depuis que certains villages ont commencé à se révolter. Tous les habitants souffrent ou souffriront de maladies respiratoires chroniques allant de l’asthme au cancer. Sans parler des problèmes physiques, musculaires et articulaires, liés au port de charges lourdes comme des blocs de charbon sur la tête, pouvant dépasser les 50 kilos.
Déménager ? Pour aller où quand on n’a pas d’argent et qu’on a passé sa vie à ramasser du minerai ? Il faut bien vivre et le charbon reste à portée de main. Alors les illégaux et leurs familles manifestent régulièrement pour demander des indemnisations aux compagnies minières afin qu’ils puissent se soigner. En vain.

Moi, je quitte le site de Jharia, d’autant que la pluie menace et que le jour décline. Je n’y reviendrai pas. Trop compliqué pour travailler sereinement et je n’ai pas envie de jouer à cache-cache avec les services de sécurité. Et puis des mines à ciel ouvert, il y en a des centaines dans la région. Non loin de la ville de Dhanbad, sur le bord de la route en me dirigeant vers Jharia, j’ai vu des villages jouxtant d’autres sites de moindre importance. Il y a fort à parier que ces villageois sont aussi des glaneurs de charbon.
J’en parle à mon interprète qui traduit mon propos à notre chauffeur de tuk-tuk dont nous nous sommes assurés les services à la journée. Ça tombe bien, il a un ami qui a un poste à responsabilité dans une autre mine. Il insiste pour qu’on s’y arrête avant de nous déposer à l’hôtel.
Là, l’accueil est chaleureux. L’ami du chauffeur est responsable de la circulation des camions sur le site. Il me présente à tout ce que la mine compte de petits chefs. Je dois une nouvelle fois sacrifier au rite des selfies à répétition. Pendant qu’un contremaître me photographie à ses côtés avec son smartphone, je vois Pappu, mon interprète discuter en aparté avec le chauffeur de tuk-tuk et son ami salarié de la compagnie minière.
Quand Pappu revient vers moi, il me dit avec un large sourire, qu’ici on veut bien que je photographie les illégaux. Inespéré.

Rendez-vous est pris pour le lendemain matin car il fait déjà presque nuit.
De retour sur le site miniers tôt dans la matinée, je veux comprendre pourquoi ici on m’autorise à photographier les glaneurs de charbon ? J’apprends qu’à la suite des manifestations de villageois, quelques chefs d’équipe ont pris l’initiative de passer un accord avec les illégaux du secteur. Ils les font travailler gratuitement pendant 5 heures par jour pour charger dans des camions des blocs de charbon qui passent entre les mailles des engins mécaniques. Moyennant quoi, ils ont le droit de récupérer des miettes de charbon le reste de la journée. Un accord gagnant-gagnant dit en substance un contremaître. Et en Inde comme en Occident, dans un accord gagnant-gagnant, il y en toujours un pour qui l’accord est plus profitable. Cherchez l’erreur.

Jean-Luc Drouin