L'usine est automatisée à 90 %, mais le conditionnement du latex se fait toujours manuellement
© Jean-Luc Drouin

Des hévéas, encore des hévéas, des hévéas à perte de vue. Ça fait plus de 20 minutes que nous sommes cernés par ces arbres, alors que nous circulons en tuk-tuk en direction d’une usine de transformation du latex. En chemin, Sofar, mon guide, commence à me donner des informations historiques sur la plantation qui fait la fierté de la région. « Pendant de la guerre du Vietnam, les américains ont bombardé l’usine, sans parvenir à stopper la production. Les Français, à l’origine de cette activité industrielle, sont définitivement partis en 1975, à l’arrivée des Khmers rouges. Jusqu’en 1979, ces derniers ont utilisé le site pour leur logistique génocidaire. Ils exécutaient leurs victimes dans la cour de l’usine ou dans les plantations et empilaient les cadavres dans la piscine de Monsieur Martinez, le dernier directeur Français de l’usine ». Mais, même au ralenti, pendant le génocide, la production continue. S’en suit l’occupation vietnamienne. La production ne redémarre réellement qu’au début des années 1990, lorsque le Cambodge retrouve sa souveraineté.

A l’évocation de ce bref rappel historique, ma bonne humeur s’est envolée. Sofar, lui, garde le sourire. Il arrête son tuk-tuk en pleine forêt et me fait signe de le suivre. Que va-t-il me montrer, des tombes, des restes humains ou je ne sais quelle horreur? J’ai en tête les images du film Roland Joffé « La Déchirure ». Un film tiré d’une histoire vraie pendant la période Khmers Rouges, sorti sur les écrans en 1984.


Pas du tout. Il s’arrête devant une rangée d’arbres dont les troncs ont été incisés en diagonale. La sève s’écoule très lentement dans des godets en noix de coco. L’intermède historique est clos. On est revenu à la production de la Chup Rubber Plantation. Selon Sofar « le meilleur moment pour récolter le latex est en pleine nuit. Aux alentours de 3 heures du matin. A cette heure, la matière première est encore fluide et permet d’obtenir la meilleure qualité. Plus tard dans la journée, quand le soleil commence à sévir, le latex durcit. La qualité s’en ressent ».

20.000 hectares d’hévéas

Dans cette gigantesque plantation de 20.000 hectares d’hévéas, gourmande en main d’oeuvre car la scarification et la récolte se font manuellement, les ouvriers ne sont visiblement pas passés ce matin. Les godets sont remplis d’un liquide blanc qui commence à se solidifier.
« Hier soir, m’explique Sofar, avec une pointe d’humour, les ouvriers chargés de la récolte et de l’entretien des arbres, ont sans doute fait la fête. Ils n’ont pas entendu le chant du coq ». Je me demande si les 6.000 ouvriers et leurs familles qui travaillent et vivent dans la plantation ont tous le gueule de bois ? Les Cambodgiens sont réputés être des fêtards, mais tout de même.



Ce qui est certain, c’est qu’au milieu de ces dizaines de milliers d’arbres, nous n’avons pas croisé grand monde. Et il est déjà 9 heures.
Un gardien passe à vélo. Sofa lui fait signe. Il s’arrête et lui demande de répondre à mes questions. J’apprends ainsi qu’un hévéa âgé entre 15 et 35 ans, donne une production optimale de latex. On commence à l’inciser vers l’âge de 10 ans. Les arbres les plus anciens ont une trentaine d’années.

Les dizaines de milliers d’hévéas de la plantation délaissés pendant la récente histoire tourmentée du pays, ont progressivement été arrachés pour permettre la plantation de nouveaux arbres. Combien sont réellement exploités sur ces 20.000 hectares ? Le gardien a l’air embêté et avance sans conviction le chiffre de « plusieurs millions ». Dans son regard il me semble déceler une interrogation : « il n’a pas d’autres questions stupides à me poser ce touriste ?! ». Il enchaine, affirmant que l’usine de transformation produit quotidiennement entre 30 et 40 tonnes de caoutchouc, quand elle tourne à plein régime. Je lui serre la main en le remerciant et je me dirige vers le tuk-tuk. Il semble franchement soulagé. " Tu lui a fait passer un véritable examen " me lance Sofar, avec un sourire jusqu'aux oreilles.

Dix minutes plus tard, nous entrons dans la cour de l’usine. Direction la cabane du gardien où nous nous acquittons d’un dollar, en contrepartie d’un badge de visiteur. Cette usine a l’air vétuste. On se croirait sur un site de production européen de la fin des années 1950. Pourtant, la production est automatisée à 90% et pour les Cambodgiens, cette manufacture est moderne. Je me demande comment on peut produire autant de caoutchouc dans une telle usine. Même à plein régime. En tout cas, aujourd’hui, elle tourne au ralenti.

Avant de faire des photos, je fais le tour du site de production, accompagné d’un chef d’équipe qui et m’explique le processus de fabrication. Il est toujours utile de savoir ce que l’on va photographier.

Un processus automatisé

Le latex fraîchement récolté arrive dans de mini camions-citernes. Il est aussitôt transbordé dans des cuves d’eau mélangée à de l’ammoniaque et à de l’acide formique. Cette solution dans laquelle le latex restera 24 heures, est destinée à le faire coaguler. Après avoir été malaxé, la matière première passe dans un bassin de décantation. Une dizaine d’heures plus tard, il a gagné en élasticité. Il peut alors passer sous une presse, d’où il ressort sous forme d’une bande, plus ou moins large, en flux continu, entraîné sur un tapis roulant.
La bande de latex encore fortement imbibée d’eau, doit être séchée. La matière premièe passe alors dans plusieurs fours dont le premier est réglé à 120°. Lorsque le caoutchouc sort du dernier four, on attend qu’il prenne la température ambiante pour être acheminé, toujours sur des tapis roulants, vers le service conditionnement. Des ouvriers le réceptionnent et en font des ballots de 35 kilos, avant de les placer sur des palettes pouvant supporter 1.200 kilos. Les dimensions des palettes sont calculées pour optimiser le chargement des conteneurs.


Ouvrier de maintenance qui tente de faire redémarrer une machine

Le chef d’équipe me précise que deux qualités de caoutchouc sortent de l’usine. La première est destinée à l’aéronautique, notamment pour les pneus des trains d’atterrissage et pour les secteurs médicaux et pharmaceutiques. Ce caoutchouc le plus pur, présente une couleur claire.
La seconde qualité, d’aspect plus ou moins foncé, correspond aux besoins des manufacturiers de pneus automobiles ou du secteur de la chaussure.

Les conteneurs sont tous expédiés vers la Chine qui se charge de les acheminer par la mer vers d’autres pays d’Asie ou en Europe.
Il y a quelques années après une période de croissance continue, la tonne de caoutchouc se négociait 4.000 $ la tonne. Aujourd’hui, les cours se sont effondrés et le prix de la tonne est tombé à 1.500 $.

Une industrie détournée

Ces explications techniques données, le chef d’équipe repart vaquer à ses occupations. Il me laisse libre de mes mouvements. Sans la moindre restriction. « Pas de problème, vous photographiez ce que vous voulez ». Je ne vais pas m’en priver. C’est donc avec les manutentionnaires du service conditionnement que je vais discuter et faire l’essentiel de mes photos.
L’ambiance a l’air conviviale. Tout le monde semble satisfait de son sort, malgré une température ambiante avoisinant les 40°. Les salariés, pour la plupart, ont le sourire et se laissent photographier. J’ai du mal à faire des images où ils ne sont pas hilares. Cette bonne humeur tient sans doute à la bonne entente générale et à la rémunération mensuelle qui avoisine 250 $ par mois. 20 à 30 % plus élevée que le salaire moyen au Cambodge. De plus, les familles des employés sont logées gratuitement dans des maisonnettes réparties dans la plantations, formant de petits quartiers. J’en ai croisé plusieurs en arrivant.

Ces conditions relativement bonnes pour les ouvriers ne doivent pas faire perdre de vue que l’essentiel de la manne financière issue de la transformation du latex ne profite qu’à un seul homme : l’actuel premier ministre. Dès son arrivée au pouvoir, il a fait main basse sur la Chup Rubber Plantation, comme sur l’essentiel des industries du pays.
Depuis quelques années, il a vendu des pans entiers de l’économie du pays aux Chinois qui pratiquent un néo-colonialisme offensif. Sihanoukville, au sud-ouest du pays, est désormais une ville chinoise avec ses casinos et ses bordels. Dans le reste du pays, ils prennent le contrôle de nombreux commerces.
Les Cambodgiens ne voient pas cette nouvelle « occupation étrangère » d’un bon oeil. Mais pas le moindre embryon de résistance à l’horizon. Si les Khmers (éthnie majoritaire à plus de 90 %) parlent politique, c’est entre amis ou en famille. Loin des oreilles indiscrètes. Ici, les délateurs sont nombreux et les réseaux sociaux sous surveillance. Sofar, mon guide qui vient de me donner ses informations s’arrête soudainement. Il met son index devant la bouche et dit « Chut ! Ce que je viens de te dire ; c’est un secret ! »