Claude Hagège

J'ajoute quand même, pour le cas où vous ne m'interrogeriez pas, je prétends, je me permets...

Pierre-Edouard Deldique

J'ai tellement de question à vous poser, Claude Hagège, mais le temps passe...

Claude Hagège

Allez-vous m'interroger sur l'espéranto ?

Pierre-Edouard Deldique

Non. Mais vous pouvez en dire un mot si vous voulez.

Claude Hagège

Bon. Je me permets de le citer afin que les espérantistes, qui très souvent m'apostrophent violemment en me disant — ils ont raison quand on m'apostrophe violemment, quand on m'engueule, si vous me permettez le terme, j'en suis très content parce que recevoir une engueulade, c'est une façon de s'améliorer. On essaie de comprendre pourquoi on a été réprimandé, morigéné, et dès lors on essaie de s'enrichir. C'est ce que j'ai fait pour l'espéranto. On m'a, au début, très violemment engueulé, pour ensuite m'envoyer, sur ma demande, beaucoup de grammaires, de dictionnaires et d'historiques sur l'espéranto. Donc maintenant, pour satisfaire les espérantistes souvent très militants et parce que je le pense aussi...

Pierre-Edouard Deldique

qui se veut une langue universelle, hein, il faut le rappeler.

Claude Hagège

Je considère que cette langue universelle, qui est une langue inventée — Zamenhof, ophtalmologiste de Bialystok, en Pologne à l'époque, 1887, sous l'autorité du tsar, a eu l'idée d'inventer — par rapport au yiddish qu'il parlait dans le ghetto, par rapport au polonais qui était la langue du pays, à l'allemand qui était la langue de beaucoup de commerçants, au russe, qui était la langue de l'autorité politique occupante — une langue inventée, à base de langues romanes, surtout de latin, mais qui est devenue une langue universelle comme il le voulait. Et donc cette langue, qui ne s'est pas éteinte en dépit de la forte agression involontaire mais factuelle de l'anglais, qui est devenu, du fait de la première et surtout de la seconde Guerre mondiale, une sorte espéranto de facto. Ça n'a pas tué l'espéranto. Ils se réunissent encore régulièrement. Il y a encore un grand nombre de pays dans lesquels l'espéranto est important. Donc je me permets de rappeler, pas seulement pour satisfaire les espérantistes qui nous écoutent — s'il y en a — mais aussi par ce que je crois que l'espéranto a lui aussi — bien que langue artificielle —, une vocation mondiale.

Évolution de la pensée de Claude Hagège par rapport à l'espéranto

Signataire de la pétition pour l'espéranto au bac, Claude Hagège avait déjà répondu sur France 5, le 10 février 2012, à l'occasion de la parution de son livre "Contre la pensée unique", comme invité du journaliste Axel de Tarlé dans l'émission "C à dire ?!" : "L’espéranto est une bonne chose. Ce n’est pas une langue derrière laquelle se profile la domination d’un pays. C’est une langue inventée et donc à vocation mondiale, je ne suis pas contre."

Donc, sans aller jusqu'à dire qu'il est pour, Claude Hagège reconnaît que la Langue Internationale mérite d'être prise en considération. Il s'agit là d'un long cheminement.

Étant de ceux qui l'ont "violemment apostrophé", par écrit, en particulier dans une longue lettre du 15 février 1987, il me semble utile de rappeler quelques faits. Cette lettre l'avait probablement touché, car le regretté Jean-Paul Beau, professeur d'anglais, agrégé de l'Université, qui était passé lui aussi par l’École nationale supérieure de la rue d'Ulm en 1930, un grand ami qui était en contact avec lui ("archicube", comme se nomment les anciens élèves de l'ENS) et pour lequel j'avais énormément d'estime, m'avait fait part de cet électrochoc qui semblait l'avoir secoué.

Cette lettre faisait suite à des propos rapportés dans le numéro du 8 février 1987 de "La Voix du Nord" sur une conférence qu'il avait présentée à Valenciennes : "Les espérantistes sont des gens fort passionnés et fort peu tolérants. Pour moi, l'espéranto ne s'imposera jamais car il ne s'agit pas d'une langue naturelle. En outre, un espéranto existe déjà, dans les faits... on appelle cela l'anglais !".

Voici quelques extraits de ma réaction :

"1. La passion des espérantistes se limite dans ses effets à la dénonciation, la ferme condamnation des injustices en matière de communication linguistique, inter-ethnique et internationale."
(...)
"Nous vous considérons comme un linguiste éminent. Nous attendions de vous que vous répondiez en linguiste et non en colporteur de préjugés."
La conclusion :
"Une chose est claire : c'est que vous restez au niveau de la discussion théorique, voire de la prophétie gratuite, alors que le monde espérantophone est depuis longtemps déjà au niveau de la pratique."

Par la suite, à nouveau à Valenciennes, Claude Hagège avait pourtant parlé de la plus belle façon qui soit de l'espéranto. Selon "La Voix du Nord" (2.12.1993) :

C’est dans sa facture une langue que l’on peut considérer comme une des grandes langues de l’Europe”.
(…)
Je pense que l’espéranto est une solution parmi d’autres, et qu’il pourrait avoir pour lui l’avantage, sérieux, à savoir que, contrairement à n’importe laquelle des langues de vocation européenne, il n’est pas, lui, précédé ou suivi d’un engagement politique et national. C’est la langue d’aucune nation, d’aucun État.”
Et c’était du reste l’idée de son inventeur, Zamenhof (…), en 1887, l’avait dit dès cette époque, quand il a publié (…) le premier livre qui proposait l’espéranto.
On le sait depuis longtemps donc, l’espéranto a pour lui, avait pour lui, a toujours pour lui, de ne pas être la langue d’une nation et d’un peuple, encore moins d’un État au sens hégélien du terme, ce qui sont des traits plutôt favorables.”

Par une lettre du 1er octobre 1994, le professeur Hagège avait répondu à un autre courrier :

Cher Monsieur,
C'est avec un grand retard que je réponds à votre longue lettre du 2 juin, tant je suis accablé de travail et de sollicitations. Je vous suis reconnaissant de l'information que vous me donnez, lue avec intérêt et profit. Merci de tout ce que vous m'apprenez. Ce qui me manque encore, à côté de l'intérêt intellectuel pour l'espéranto désormais, c'est la motivation affective.
Avec toutes mes excuses pour ce long délai de réponse, je vous prie d'agréer, Monsieur l'assurance de ma considération distinguée.
Claude HAGEGE

Suite à la parution de la biographie du Dr Zamenhof, publiée chez Ramsay en 1995 sous le titre "L'homme qui a défié Babel", il avait écrit aux auteurs, René Centassi, ancien rédacteur en chef de l'AFP, et moi-même :

“Je tâcherai de faire connaître le message d’humanité que recèlent la vie et l’œuvre de l’inventeur de l’espéranto, que votre livre présente de la meilleure façon.”

Le 22 juin 1999, avec Brian Moon, Britannique, traducteur à la Commission européenne, membre de l'Académie d'espéranto, Claude Hagège avait participé à une conférence-débat organisée au Mémorial de Caen par l'association Hérouville-Espéranto sur le thème "Quelles(s) langues(s) pour l'Europe ?". A cette époque, il y avait 15 États-membres et 11 langues officielles. L'Union a aujourd'hui 27 États-membres et 23 langues officielles, pour ne pas dire une langue unique dans un nombre croissant de circonstances.

Dans "Halte à la mort des langues", publié en 2000, Claude Hagège avait consacré quelques passages plutôt favorables à l'espéranto (pp. 18 à 22, 119, 329) :

"L'espéranto fut une œuvre de passion, animée par un puissant élan d'idéalisme. Il n'est pas vrai non plus qu'une langue artificielle ne permette de parler que de choses banales et soit inapte à l'expression des mouvements de l'âme. Il existe une poésie lyrique en espéranto, par exemple." (p. 22).

Malgré tout, avant 2003, au moins à Paris et à Nantes, il ne put s'empêcher d'exprimer une sorte de dédain, par exemple en disant à plusieurs reprises qu'il n'apprendrait jamais l'espéranto, parce qu'il le considérait comme une langue "trop facile". Or, bien des grands philosophes et des humanistes tels que Descartes, Leibniz, Comenius, Vivès, ont rêvé sinon d'une langue "trop facile", en tous cas au moins plus facile et plus logique que la langue internationale de leur époque, le latin... Et, du fait de mythes, de préjugés et de tabous entretenus par des propos sans nuance, une large partie de l'humanité ignore aujourd'hui qu'une telle langue existe, qu'elle fonctionne, qu'elle donne satisfaction à ses usagers.

C'est un fait que Claude Hagège est profondément passionné pour les langues. C'est un écologiste du langage dont le désir est de n'en voir aucune disparaître. C'est une bonne chose que des gens fassent partager leur(s) passion(s). C'est grâce à eux que l'humanité progresse dans le savoir, dans la connaissance. La passion existe aussi du côté de l'espéranto, et c'est toujours regrettable lorsque deux passions, en fait complémentaires, au lieu de se renforcer, en viennent à s'opposer et à se nuire réciproquement. S'il a été agacé par des usagers de l'espéranto, il est tout aussi vrai que certains de ses propos ont aussi agacé des usagers de cette langue pour qui son bon fonctionnement est une évidence. Il ne s'agit pas de théorie : l'espéranto fait partie de leur vécu.

Première femme au monde à avoir occupé les fonctions de présidente de la république, en Islande, pour quatre mandats, Mme Vigdis Finnbogadóttir exprima son avis en 1977, lorsque le congrès mondial d'espéranto eut lieu à Reykjavik :

"Il est temps déjà que les diverses nations comprennent qu'une langue neutre pourra devenir pour leurs cultures un véritable rempart contre les influences monopolisatrices d'une ou deux langues seulement, comme ceci apparaît maintenant toujours plus évident. Je souhaite sincèrement un progrès plus rapide de l'espéranto au service de toutes les nations du monde."

Du fait que Claude Hagège s'est exprimé contre toute domination, qu'il n'y a derrière l'espéranto aucun esprit de profit comme absolu, il ne devrait donc pas y avoir de désaccord.

Suite : L'espéranto du passé au présent