Je venais de très loin et j’étais parti de très bas. Mais le destin était sur le point de se manifester. C’était comme si je le voyais porter son regard sur moi et personne d’autre”. Ainsi Bob Dylan décrit-il son arrivée à New York, dans le premier volet de ses mémoires (1). C’était au début de l’hiver 1961 et le jeune musicien, fan de Woody Guthrie et d’Elvis Presley, n’avait pas encore 20 ans. Mais son parcours était tracé: il deviendrait la première mégastar planétaire du rock et le plus grand poète du XXe siècle. À 75 ans, alors qu’il continue à enregistrer et à donner des concerts dans le monde entier, le destin vient à nouveau de “ porter son regard ” sur Robert Zimmerman.En lui accordant (enfin!) la reconnaissance de son travail d’écrivain, avec un Prix Nobel de littérature pour lequel son nom circulait depuis 1996 et qu’il avait failli avoir en 2011.
Annonçant (sous les vivats) que le Nobel lui était décerné, Sara Danius, secrétaire générale de l’Académie suédoise a déclaré que Dylan avait «créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique». On ne saurait mieux dire. Génie aussi précoce que prolixe, Bob Dylan a introduit la poésie symbolique et surréaliste dans l’écriture de chansons pop, avec des textes d’une longueur inusitée, dont la profondeur, la symbolique, l’imagerie et l’expressivité continuent de faire phosphorer ses exégètes et (surtout) d’inspirer des générations d’artistes. C’est certainement le plus grand poète de son siècle et l’un des grands écrivains américains, si l’on considère que la littérature ne se limite pas aux seuls romans. S’il fallait justifier autrement le choix de l’académie suédoise, alors que les réseaux sociaux ont été prompts à railler la nouvelle, il suffirait d’ailleurs de renvoyer à ses mémoires, qui constituent, à elles seules, une pièce de littérature majeure. Avec une précision extraordinaire dans le souvenir et un pouvoir d’évocation digne de ses meilleures chansons, Dylan y racontait en 2004 ses débuts de jeune musicien folk, faisant revivre le New York du début des années soixante avec une telle intensité que les frères Coen en ont fait un film (Inside Llewyn Davis).
Alors qu’il semble avoir délaissé l’écriture de chansons pour l’interprétation de classiques de la musique américaine, dont il perpétue la tradition d’enregistrements en émissions de radio, on peut souhaiter que ce prix Nobel encourage Dylan à publier la suite de ses “ Chroniques ”.Il n’a raconté que ses débuts et on attend le volume 2 depuis douze ans!

(1) Chroniques Vol 1 (Fayard 2005)