Siméon, patron d'une grande entreprise du Nord de la France, se retrouve bouleversé après une scène dramatique qu'il vient de vivre.
Son fils, Valère, condamné par une tuberculose que la médecine de l'époque ne parvient pas à guérir, vient de découvrir que son épouse lui est infidèle et veut le quitter. Au désespoir, il profite de la nuit pour dérober une arme à son père et mettre fin à ses jours. Siméon, réveillé, le surprend et lui arrache le revolver des mains avant le geste fatal.
Peu après, le père se retrouve seul dans son bureau et médite les reproches amers qu'il a dû subir d'un garçon pour qui il pensait avoir tout sacrifié...

(Je souligne surtout un passage qui me semble être la base d'une réflexion philosophique fondamentale sur le sens de notre existence...A vous de juger!)


"Il était rentré dans son bureau, au second étage. Il jeta l'arme sur son sous-main de cuir repoussé, s'assit devant sa table de travail, se prit la tête dans les mains.
Il ne se sentait pourtant pas coupable! Aveugle, tout au plus. Il avait fait ce qu'il avait pu.
Au hasard, sans doute, tête baissée, comme un taureau sous le joug. Mais l'immédiat, l'impérieux souci du pain quotidien laisse-t-il à la plus vaste part de l'humanité le loisir de lever la tête pour chercher de lointains horizons? Le besoin est là, - la faim, la détresse brutale, et qui commande. On trime. On philosophe après, - quand on peut.
Lui n'avait jamais pu, voilà tout.
Et dire qu'il avait voulu justement, précisément, que son fils connût davantage, lui, ce divin loisir de se regarder vivre quelques instants!

Mais quelle épouvantable aventure, tout de même, que celle de cette parcelle de matière, entrant sans qu'on sache pourquoi en incandescence dans un recoin perdu d'un univers sans limite, - et prenant conscience d'elle-même, de sa fugitive destinée, de son infinie misère!

Quelle tentation, aussi : éteindre cette incandescence, tout de suite, à l'instant, ne pas la laisser agoniser davantage, étouffer cette conscience, abréger l'aventure!
Un prompt retour à la matière...
"
(...)



Maxence VAN DER MEERSCH - "L'élu" (1937) Ed. Albin Michel