Je suis bien consciente que ce n'est peut-être pas le moment. Pourtant cette histoire a demandé à venir au monde ce matin, et ce n'est peut-être pas pour rien.
Je ne théorise rien, je ne défends rien. Je raconte des histoires.
Parce que c'est tout ce que je sais faire.



Je ne l'avais pas revu depuis douze ans. Je pensais pourtant à lui, de temps en temps, me demandant ce qu'il devenait. Nous nous étions connus à dix-huit ans, dans un centre de loisirs où nous étions tous deux animateurs. Notre relation avait commencé par une bonne prise de bec. Jalil supportait mal les cadres, ce qui était difficilement compatible avec la gestion de plusieurs dizaines d'enfants de maternelle. De son propre aveu, le fonctionnement idéal à ses yeux aurait été de mettre des matelas sur les murs et de laisser les enfants faire ce qu'ils voulaient. Je n'envisageais pas les choses de cette façon. Un jour, un « temps calme » après un pique-nique avait complètement dégénéré. J'avais essayé de « récupérer » les enfants, et, dans le feu de l'action, donné une tape sur la main d'une petite qui courait partout et était hors de contrôle. Le soir, à la fermeture du centre, il était venu me voir. « Je voulais te parler de ton geste tout à l'heure. Je ne veux pas que tu refasses ça. » J'avais essayé de me justifier : le cadre qui est aussi un élément rassurant pour les petits, l'excitation des enfants à ce moment-là et lui qui avait laissé faire, la nécessité de recadrer les choses avant que ça ne devienne vraiment ingérable. Nous étions tous deux restés campés sur nos positions. C'est pourtant à partir de ce soir-là que nous avons commencé à discuter, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Nous sommes restés en contact à la fin de l'été, et devenus amis. J'allais chez lui, nous refaisions le monde une bonne partie de la nuit en buvant du thé à la menthe. Il vivait seul, dans un appartement trouvé par son éducatrice. Son père les avait tabassés, lui, son frère et sa sœur, pendant toute leur enfance. Il était parti à quinze ans, avait travaillé dans une usine et compris qu'elle lui mangerait sa vie. C'est pour cela que, courageusement, il avait repris ses études.
Il était terriblement adulte pour son âge, et abritait en même temps en son sein un enfant égaré. Il avait besoin d'amour et de douceur. Je lui avais donné tout cela pendant quelques mois. Je l'aimais comme un frère, comme un enfant, sans rien attendre de lui. Notre relation était peu à peu devenue incestueuse. Une nuit de discussion où il avait pleuré et où, impuissante, je n'avais pu que le prendre dans mes bras. C'était ma façon de panser ses plaies, de le « réparer ».
Il avait en lui cette sauvagerie de bête maltraitée : insaisissable, il se cabrait lorsqu'il se sentait enfermé et prenait de la distance. J'avais peut-être un peu payé pour cela.
Jalil avait ce profond besoin de s'engager, de lutter. Il évoluait dans un milieu anarchiste, participait à des manifs et cassait des banques. Éternelle pacifiste, molle et sucrée comme une guimauve, je soupirais en lui disant qu'il devait exister d'autres moyens. Lui voulait changer le monde, et me rétorquait que cela ne se faisait pas avec des caresses. Je ne connaissais pourtant pas d'autre moyen. Intellectuellement, cette période avait été très riche. Il m'emmenait à des séances de cinéma suivies de débats, me faisait rencontrer des gens. On parlait capitalisme, lutte des classes, prison, justice.
La vie avait suivi son cours et nous avait peu à peu éloignés, sans heurts.
J'ai quitté la banlieue pour me mettre à l'abri en province. Je n'avais jamais été taillée pour cela. Paris était trop dure pour moi, j'étais hantée par les SDF aux pieds nus, par les alcooliques des bars, par la misère piétinée par un monde qui ne s'embarassait pas des faibles. J'avais fui. Lâchement.
Nous nous étions revus quelquefois, lorsque je revenais à Paris. Après une pause, il avait repris ses études, dans une fac de philosophie, ce qui lui allait plutôt bien. J'aimais me dire qu'il trouverait sa voie, quelle qu'elle soit. Pendant ces douze années où je l'ai perdu de vue, il m'est arrivé de me demander quel homme il était devenu. Vivait-il toujours avec ses potes anarchistes ? Avait-il trouvé la paix? Avait-il un métier ? Une femme, des enfants ? Je n'avais plus de moyen de le retrouver, mais mon esprit vagabondait parfois à sa recherche. Mon ami égaré.
Et puis il y a trois jours, ces attentats. Comme tout le monde, je me suis effondrée. Pour tous ces morts. Pour ma vision du monde qui en prenait un sacré coup. Pour mes certitudes pacifistes ébranlées.
Les premières photos des terroristes ont été diffusées sur internet. J'ai reconnu immédiatement ses yeux, ses longs cils. Sa bouche que j'avais embrassée tant de fois. Ses joues qui avaient perdu de leur rondeur d'enfance. Il n'était plus le même, bien sûr. Je ne lui avais jamais connu ce regard.
J'ai repensé à nos larmes d'enfants paumés, aux nuits de discussion bercées par l'album « The wall » des Pink Floyd, à la paix que j'avais essayé de lui apporter, à ses mains sur ma peau et à l'amour que j'avais eu pour lui. Sur tout cela, j'ai pleuré.